Passagers de l’archipel de Anne-Catherine BLANC
Les continents ne sont pas fixes, ils dérivent. Les continentaux sont des migrants qui s’ignorent, des passagers soumis à ce mouvement infime comme à l’écoulement insensible du temps. Des passagers en rupture de barre, en rupture d’avenir, incapables d’empoigner le gouvernail pour métamorphoser en destin leur errance misérable.
Les îles aussi dérivent avec leur équipage. Plus vite, plus loin, dans l’urgence et le péril, aspirées par le sillage néfaste des continents. Quand leur microcosme s’ouvre à l’envahisseur, les organismes, les âmes résistent mal au souffle de ses miasmes, au viol de ses rêves frelatés. Des passagers disparaissent, asphyxiés sous les clichés dont on les affuble. Quelques-uns se rebellent. D’autres s’adaptent.
Mais tous ont à dire, à faire. Comme les continentaux, les îliens vocifèrent, chuchotent, rient, ou bien se taisent et agissent. Comme eux ils influencent, du geste et de la voix, la course aléatoire de notre nef des fous.
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6 Perles à découvrir, admirer, dans la transparence de l’océan, la beauté des ïles, et la douceur de vivre, surgissent les travers d’une civilisation frappée de plein fouet par l’ambigüité de la modernité. Le long de ces nouvelles, nous sommes subjugués par la plume délicate de Anne-Catherine Blanc et à la fois chagrinés par la douleur et la souffrance avilissantes d’une population.
Six nouvelles pour six tableaux différents mais pourtant un fil conducteur commun, hormis le pacifique, le regard d’une civilisation sur un monde devenue carte postale pour les uns, devenue l’envers du décor pour les autres.
Poerava, nous invite à embarquer vers une première destination pour ne pas dire première destinée d’une petite fille, qui fait les frais de cette ambigüité citée dernièrement. Atoll, né du chaos d’un volcan :” Très loin, dans le gouffre du temps, un grondement avait ébranlé les abysses. Expulsé par les contractions sourdes de la terre, un flot de lave ardente avait jailli sur la surface. Le volcan s’était soldifié en coulées de basalte obscur.” Je me retiens de continuer, mais dès la première page, l’auteur nous emporte sur un flot de poésie, une langue qui chante, douce et berçante, aux pépites incroyables dans un décor qui demande qu’à surgir du livre.
Cette nouvelle débute comme un conte : “ Les ancêtres de Poerava étaient arrivés là guidés par les étoiles, sur d’immenses pirogues doubles, pontées, capables d’affronter les rages d’un océan que seule l’inexpérience d’autres hommes, un jour, permettrait de baptiser Pacifique.”
Puis d’escale en escale, le conte se mue en terribles révélations, et s’évanouit comme un rêve : “Poevara, une dernière fois, regarda la lune et lui sourit. Poe `uo `uo, la perle blanche. "
Je ne peux vous livrer la suite, vous laissant découvrir la fin de cette superbe nouvelle, malgré la tragédie et l’absurdité de l’homme qui se laisse piéger et avaliser par l’alcool, devenant plus qu’une bête sans coeur ni âme ; Poevara a subi, en silence, puis Poevara a mis un terme à cette souffrance, se laissant couler dans l’abyme d’un autre ailleurs sans doute meilleur que la réalité.
L’Atoll vu de l’espace, image trouvée sur Wiképia, et en cliquant sur l’image vous pourrez lire l’article s’y rapportant.
Lignes de vie, deuxième destination, à la découverte de deux personnages peints avec beaucoup de sagesse et de justesse, l’art et la manière une fois encore dont fait preuve l’auteur pour cette description, me laisse en admiration. Le vieux tinito qui calligraphie à longueur de journée sur de vieux annuaires, et le tatoueur, deux arts qui requièrent de la patience et l’harmonie du geste.
“Mais il arrive parfois, quand il trace un kanji, de ne plus se sentir exister que comme souffle vital, comme pur élan du corps devenu simple conducteur de l’énergie universelle. Dans ces instants de grâce, il s’oublie et se fond dans le creuset du monde. Sa vie alors n’est plus sa vie, elle participe de cette énergie démesurée et il expérimente à l’avance, ébloui comme un enfant qui mâchouille un bout de pâte crue avant que sa mère n’enfourne le gâteau, la saveur inachevée mais grisante, de son éternité.”
Cette description est le reflet de notre état de lecteur plongé dans les mots de Anne-Catherine Blanc, la lire et plus rien n’existe autour de nous, des instants de grâce, notre vie est ailleurs entre les pages, éblouis par cette beauté littéraire, grisés tout à fait, plus envie de relever le nez de ces pages qui nous transportent. D’un art qui pourrait nous sembler banal à notre époque, le tatouage devient entre les mains de son protagoniste tout un poème : “Ces tatouages-là sont faits pour être exhibés, visibles de tous, ils grimpent à l’assaut des membres, enlacent les torses, soulignent l’arc des reins, ciblent les épaules ou les crânes.
D’autres, au contraire, s’enveloppent de mystère, posés délicatement sur la rondeur d’une fesse, effleurant le creux d’une aisselle ou le renflement d’un pubis, encerclant l’aréole d’un sein. Ces tatouages-là sont d’abord des offrandes amoureuses, de tendres surprises à l’amant qui, pour la premières fois, les dévoile sur le corps désiré. Ils deviennent ensuite des secrets d’alcôve, des sujets de plaisanteries privées, de discrets petits sceaux garant d’intimité.
Et le tatoueur à longueur de journée écoute, conseille, caresse, palpe, gratte, pince, et puis transperce et brûle et imbibe d’encre indélébile les épidermes de ses frères humains.
Dépositaire de tous les secrets du monde.
A la fois artiste graphique et écrivain public. Ecrivain à fleur de peau.”
N’est-ce pas merveilleux, c’est je crois la nouvelle qui m’a le plus surprise par cette beauté de ces deux arts transcris avec autant de sagesse et de poésie.
Raerae, troisième nouvelle, troublante, prenante, émouvante, j’ai appris par ce récit que l’homosexualité ou les travestis, dans les temps lointains dans cette partie du monde n’était pas le tabou d’aujourd'hui, mais faisait partie de la nature, personne s’en offusquait, sans doute parce qu’à cette époque, les choses nées d’elles-même devaient vivre à la lumière comme toute chose sur cette terre et non cachées et salies par une éducation absurde au nom de la morale et de la bêtise humaine.
“…il flottait depuis l’enfance, nuage fluide et hésitant, au-dessus des frontières en apparence si limpides qui séparent la dextérité de la maladresse, l’épiderme laiteux du cuir tannée, le masculin du féminin.”
Une fois encore, l’auteur aborde un sujet délicat avec poésie et tendresse, par un personnage attachant qui fait encore ici les frais de ces hommes qui se croient plus homme qu’un Raerae, mais au final ne sont que des épaves de notre civilisation blindée de préjugés, aveugle de l’essentiel, refusant la différence, mais profitant de la faiblesse et la naïveté d’un être autre, pourtant humain :
“ Mais, avant le soir de sa chute, elle ne prit jamais conscience de la haine qu’une créature comme elle pouvait générer dans l’un ou l’autre clan.
La limpidité presque angélique de ses intentions la sauvait toujours de désastre. La sincérité de son regard, la spontanéité de ses élans la protégeaient du mal. Parvenus au bord du gouffre, ses agresseurs potentiels renonçaient à l’y pousser, parce qu’elle était vraie, parce qu’elle était pure, et sans doute aussi parce qu’ils n’étaient pas totalement pervertis, parce qu’ils étaient encore capables de pressentir en elle cette vérité, cette pureté, capables encore d rougir d’eux-mêmes.”
Très belle nouvelle.
Passons à la suivante : Sa place au soleil , quelque peu différente des autres, puisque Colette européenne en est la protagoniste. Cette histoire pourrait être la nôtre, une envie de briser le quotidien, de voyager, mais voyager est-il suffisant pour tout changer ? Colette aime le soleil, participe à des jeux, et la chance lui sourit : elle gagne un voyage de rêve ! Ce rêve sera-t-il à la hauteur de ses espérances ? Que se cache derrière cette envie d’évasion, qui est réellement Colette ? Peinture d’aujourd’hui sur fond de destin commun, devons-nous attendre l’heure fatidique où tout peut basculer pour profiter de la vie ? La fin nous surprend, comme un coup de poing dans notre réflexion, sans doute le voyage est à notre porte et notre destinée dans le bonheur de tous les jours à déguster sans modération, sans soleil ni îles juste savoir apprécier la douceur de vivre.
“Enclos dans ces routines gigognes, le temps de Colette tourne en rond comme un hamster dans sa roue.”
“Le soleil… on lui avait promis le soleil, cet amant implacable qu’elle poursuit et qui se dérobe à elle depuis tant d’années.”
“Des montagnes sublimées par cette lumière mouvante, qui joue à se faufiler entre le bleu du ciel et de gros nuages gris perle, roulant très haut; Des montagnes qui se jettent dans le lagon, comme toutes celles de l’île, n’offrant aux habitants qu’une mince bande de terre habitable de part et d’autre de la route de ceinture.”
Les deux dernières nouvelles, m’ont moins impressionnée, moins transportée : le sauvetage de tonton Philibert et la fourgonnette. Malgré tout, j’ai apprécié les pointes d’humour, et découvrir à travers ces histoires le quotidien de ces îliens.
Pour résumé, je me suis délectée à la lecture de ce recueil, j’avais adoré Moana blue et je viens d’acquérir “l’astronome aveugle” qui rejoint ma PAL. Une auteure qui sait nous offrir le dépaysement toute en poésie et couleur sans pourtant nous cacher la triste réalité de ces îles contaminées par notre civilisation.
Je remercie et les éditions Ramsay pour cette lecture sublime.